Fiscalité de l’Economie Numérique: Nécessité d’une vision internationale concertée !
Un premier article
a été l'occasion d'analyser la première partie du rapport COLIN et
COLLIN sur la mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie
numérique posant les grands principes de ce qu’était l’économie
numérique et ses enjeux. Cette seconde partie pose la question de la
maitrise de la fiscalité de cette économie, et de la répartition dans le
monde de la valeur créée.
Retrouvez cet article sur le Blog immateria que nous partageons avec des spécialistes du Droit de l'économie numérique
Les pays industrialisés, et particulièrement les Etats Unis qui en sont
le berceau, s’inquiètent que les bénéfices des plus grands acteurs de
l’économie numérique se trouvent déposés dans des paradis fiscaux.
A titre de rappel, les grandes idées peuvent se résumer ainsi :
Le
point commun à toutes les grandes entreprises de l'économie numérique
est l'intensité de l'exploitation des données issues du suivi régulier
et systématique de l'activité de leurs utilisateurs:
• les données, notamment les données personnelles, sont la ressource essentielle.
D'une manière générale, les données sont le levier qui permet aux
grandes entreprises du numérique d'atteindre de grandes échelles et des
niveaux élevés de profitabilité ;
• la collecte des données révèle le phénomène du «travail gratuit ».
Dans l'économie numérique, tout laisse des traces. Du fait du suivi
régulier et systématique de leur activité en ligne, les données des
utilisateurs d'applications sont collectées sans contrepartie monétaire.
Les utilisateurs, bénéficiaires d'un service rendu, deviennent ainsi
des quasi-collaborateurs, bénévoles, et malgré eux, des entreprises.
L'économie numérique est donc une forme de dépassement de la théorie de la firme:
Il
y est possible de faire «travailler» les utilisateurs d'une
application, comme par le passé on faisait travailler des fournisseurs
ou des salariés. L'absence de contrepartie monétaire à l'activité des
utilisateurs explique en partie les gains de productivité spectaculaires
dans cette économie. Or la collaboration d'utilisateurs sur le
territoire d'un État à la formation de bénéfices déclarés dans un autre
État inspire une objection de principe: il est préoccupant que les
entreprises concernées ne contribuent pas, par des recettes fiscales, à
l'effort collectif sur le territoire où leurs utilisateurs résident et
«travaillent» gratuitement.
Le rapport a donc travaillé sur des propositions qui s’articulent en deux grands ensembles :
Le
premier relève de la négociation internationale sur la répartition
entre les Etats du pouvoir d’imposer les grandes entreprises de
l’économie numérique, liés aux données issues du « travail gratuit » des
utilisateurs, qui pourraient conduire à définir une notion
d’établissement stable propre à cette économie.
Il s’agirait de rétablir l’harmonie entre imposition des bénéfices et économie numérique.
L’imposition
des bénéfices des grandes entreprises est en grande partie régie par le
droit fiscal international, qui vise à prévenir les situations de
double imposition. Elle renvoie à deux problématiques : la définition de
l’établissement stable, critère d’attribution du pouvoir d’imposer, et
la détermination des prix de transfert, qui ont un impact décisif sur la
localisation géographique des bénéfices.
En ce qui concerne
l’établissement stable, il y a une adaptation urgente à faire
subordonnée à des négociations internationales. En effet, la définition
conventionnelle actuelle de l’établissement stable empêche l’application
de droit interne qui pourraient permettre, dans certains cas, d’imposer
le bénéfice des entreprises de l’économie numérique. L’objectif de
cette adaptation doit être de rendre la notion d’établissement stable
mieux à même d’appréhender le phénomène du « travail gratuit ». A titre
d’exemple, il pourrait être considéré qu’une entreprise qui fournit une
prestation sur le territoire d’un état au moyen de données issues du
suivi régulier et systématique des internautes sur le territoire de cet
état doit être regardée comme disposant d’un établissement stable
virtuel. Il s’agit, on le voit, de constater que la notion
d’installation fixe d’affaires n’est plus pertinente pour caractériser
le lieu à partir duquel la substance de l’activité économique est
exercée.
Il est donc indispensable à terme de modifier le droit fiscal international.
Pour
ce qui concerne les prix de transfert, ils doivent tenir compte du
travail gratuit des utilisateurs. Au-delà de l’évolution de la réflexion
sur le lieu d’imposition, il convient également de pouvoir préciser les
modalités de partage entre les Etas de la matière imposable. Une
discussion doit être engagée sur la contribution respective des
différents facteurs de production à la création de valeur dans
l’économie numérique, permettant ainsi à l’administration fiscale d’être
en mesure de discuter les prix de transfert.
Au-delà des accords
de principe, il convient ensuite de mobiliser les informations
disponibles pour contrôler les transferts de bénéfices, les choisir et
les rendre légitimes. De façon prospective, il est possible qu’émergent,
à terme, des acteurs comparables au Bureau Van Dijk, mais spécialisés
dans l’économie numérique.
A court terme, les objectifs pour la
fiscalité française seraient de mettre en évidence, le cas échéant, les
établissements stables en France, et de remettre en cause les charges
déductibles constituées de redevances versées à des entités étrangères
en rémunération du droit d’utilisation d’un actif incorporel.
A
moyen terme, il est nécessaire d’engager une négociation au sein de l’UE
pour éliminer des comportements non coopératifs d’Etats membres, et à
plus long terme, de conduire une négociation internationale tant au
sein de l’UE que de l’OCDE en vue d'obtenir des nouvelles règles de
répartition du pouvoir d'imposer les bénéfices réalisés en France à
partir de données personnelles issues du territoire français..
L'enjeu
est aujourd’hui de poser l'argument économique du « travail gratuit»
des internautes comme fondement de la création de valeur et ainsi
nourrir et relancer la réflexion fiscale autour de l'économie numérique
en alignement avec la vision que cette économie a d'elle-même: des
modèles d'affaires qui s'étendent à tous les secteurs de l'économie,
dans lesquelles l'innovation et la croissance sont tirées par les
données issues du suivi régulier et systématique de l'activité des
utilisateurs d'applications.
Jusqu’ici, les projets de
fiscalité spécifique concernant l'économie numérique sont peu
convaincants. Cela n'implique pas nécessairement d'abandonner toute
ambition en la matière.
Instaurer une fiscalité incitative en
matière de collecte et d'exploitation des données apparait comme la
meilleure solution, car les données sont la matière première dont
l'économie numérique se nourrit. De plus, faire des données une matière
imposable ne peut avoir pour finalité que d'inciter les redevables à
adopter un comportement conforme à des objectifs d'intérêt général:
On
peut imaginer une fiscalité spécifique du type de la taxe générale sur
les activités polluantes ou de la « taxe carbone », qui, au lieu de
s'appliquer aux émissions de gaz à effet de serre, s'appliquerait aux
pratiques de collecte, de gestion et d'exploitation commerciale de
données personnelles issues d'utilisateurs localisés en France. Sa
logique viserait à décourager par la taxation des pratiques « non
conformes » aux objectifs poursuivis, et au contraire, à encourager, par
une réduction de l'imposition ou une exemption, les pratiques «
conformes» à ces objectifs.
Les objectifs d'intérêt général que cette fiscalité viserait à atteindre sont au nombre de 4 :
•
accroître la protection des libertés individuelles sur Internet, au
travers d'une réappropriation, par les internautes, de leurs données
personnelles;
• faciliter l'accès à de nouveaux services;
• soutenir l'innovation sur le marché de la confiance numérique;
• favoriser les gains de productivité et la création de valeur dans l'économie nationale.
La proposition d'instaurer une fiscalité incitative sur les données présente des avantages certains:
• elle peut être discutée et mise en œuvre indépendamment de toute négociation internationale,
•
elle est potentiellement source vertueuse de contrainte - à l'image
d'une fiscalité écologique - pour les sociétés qui gagnent de l'argent
grâce aux données collectées auprès de leurs clients, à commencer par
les grandes entreprises du numérique, qui devraient, à terme, choisir
entre s'acquitter de l'impôt ou faire évoluer leurs pratiques
• elle
permettrait à la France de prendre une avance industrielle en devenant
un foyer d'innovation susceptible d'attirer des entreprises innovantes
du monde entier
Un autre point mérite l’attention qui est la réflexion sur l’aide à l’innovation.
La
mission propose de fusionner les deux dispositifs existants actuel,
Crédit Impôt Recherche et Jeune Entreprise Innovante, afin d’en
simplifier l’attribution de telle manière à permettre au créateur de se
consacrer plus à son projet qu’à des démarches administratives lourdes
et ennuyeuses, et qu’à construire des rapports destinés à convaincre des
experts pas forcément compétents sur des projets innovants.
Une
autre idée, constatant le fait que le Crédit Impôt Recherche a un effet
contre-productif dans les grandes entreprises, est de le transformer
dans l’économie numérique, en assurance : au lieu de consister en un
remboursement a priori de dépenses, il relèverait alors d'une
indemnisation à posteriori du sinistre que constituerait le fait, pour
un projet de R&D, de ne pas déboucher sur une innovation rencontrant
un marché.
Enfin il est essentiel de rendre la fiscalité plus incitative au financement de l'économie numérique par le marché :
Comme le montrent les exemples de la Silicon Valley ou de l'écosystème
numérique israélien, la disponibilité du capital dès la phase d'amorçage
est un facteur décisif de développement de l'économie numérique. Il
convient donc de la favoriser.
La
révolution de l’économie numérique est loin d’avoir produit tout ses
effets, et nécessite une remise en cause importante de nos systèmes
fiscaux. La fiscalité de l’économie numérique ne pourra cependant être
convaincante que si elle est partagée et cohérente au niveau mondial.
Cet objectif peut ne pas paraître atteignable dans un délai court, et le
démarrage de nouveaux principes au niveau national semble indispensable
pour montrer la voie. Ce rapport a l’immense mérite d’exister, de
poser le problème dans toute sa complexité, et de proposer des pistes de
réflexion et d’actions.
Thierry POLACK
Expert-Comptable
Vice-Président de la Commission Innovation Technologie du Conseil Régional de l’Ordre des Experts Comptables